LE SERPENTÀ PLUMES
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Vulnérables

20/7/2018

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La semaine dernière, le fils d'un de mes anciens collègues et ami est mort. Il n'avait pas dix-huit ans et il s'est retourné en tracteur.

Nous faisons un métier joyeux, un métier qui me comble, complet, intense. Nous suivons les rythmes imposés par la nature, dehors dès que nous le pouvons, dedans quand il le faut. En pleine installation, du travail par dessus la tête, emportés par nos envies, nous poussons parfois nos limites. Nous oublions que nous sommes entièrement vignerons. Notre plus précieux et plus fragile outil de travail, c'est nous et notre corps.
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Il y a quelques temps, Nicolas s'est déboîté l'épaule : trois semaines d'arrêt complet, deux semaines d'attelle. Et une blessure sérieuse, une épée de Damoclès qui l'accompagnera à vie, chaque fois qu'il fera un faux mouvement, chaque fois qu'il forcera un peu trop. Je ne le sais que trop bien, je suis passée par là il y a dix ans, quand j'avais encore le droit de jouer au rugby. 

Nous étions en plein relevage et je me suis retrouvée toute seule pour les cinq hectares qui nous restaient. Le relevage, c'est la période que je redoute le plus tous les ans. A priori, c'est simple : nous avons deux fils de fer mobiles, que nous pouvons abaisser et relever. L'hiver nous les descendons, pour que la végétation puisse croître au printemps. Au moment de la floraison, lorsque la vigne a beaucoup poussé, les branches retombent dans les rangs, gênent le passage et cassent sous le poids de la pluie ou du vent. Nous utilisons donc les fils releveurs, que nous montons de chaque côté du rang et accrochons ensemble, pour "tenir" la masse.
Généralement, il faut se presser, car du relevage dépend le passage du tracteur dans les rangs, à une période où la vigne est particulièrement sensible au mildiou et où l'herbe pousse à vue d’œil. Nous relevons toujours en deux fois, une première assez bas, puis la deuxième le plus haut possible, pour que les branches se dressent droit vers le ciel et que nous n'ayons (quasiment) pas à rogner.
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A priori, c'est simple. En réalité, c'est le travail que je trouve le plus difficile. Nous tendons les fils de fer le plus possible, afin que la vigne soit le mieux maintenue : c'est donc extrêmement physique de les manipuler, surtout avec la végétation qui pèse dessus. C'est une opération très longue également, quasiment un mois, à faire tous les jours ces mêmes gestes : tirer sur les fils, les relever, placer l'agrafe, trouver la branche qui bloque, ranger ce qui dépasse ou ébourgeonner ce qui gêne.
Nous marchons beaucoup, entre 10 et 15 km par jour. Mais surtout, surtout, c'est la période des horaires d'été. Il fait une chaleur écrasante sur le Causse, les cigales chantent dès 9h30 du matin et il est insensé de penser pouvoir travailler après midi. Nous nous levons donc entre 4h30 et 5h pour travailler à la fraîche, tout en nous promettant, jour après jour, de rattraper le sommeil par une bonne sieste. Évidemment, nous n'y arrivons jamais : il y a toujours un rendez-vous l'après-midi, du bureau, des mails urgents, une expédition, des choses que nous n'arrivons jamais à faire car nous ne sommes jamais à la maison. Nous nous couchons tard, car il est difficile en été de se coucher tôt : il fait jour! Et la fatigue s'accumule.


Quand Nicolas s'est blessé, il nous restait environ une semaine de travail. Exténuée, je tenais au mental, me disant tous les jours : "plus qu'une semaine et tu pourras te reposer". Et puis, soudain, le travail de deux personnes a brusquement basculé entièrement sur mes épaules. Le temps pressait et je savais que je n'y arriverais pas seule. D'autant plus que Nicolas est le seul à conduire le tracteur sur le domaine. Nous étions déjà en retard sur le programme, comme le veut toute saison viticole, je me voyais très seule et Nicolas se sentait terriblement inutile. Notre vulnérabilité nous a brusquement sauté aux yeux. 
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C'est un sentiment assez terrible. Depuis trois ans, nous mettons toute notre énergie et nos efforts à faire grandir notre rêve. Nous pensons toujours qu'arriver à bout de nos projets et de nos tâches n'est qu'une question de volonté. Mais ce n'est pas toujours vrai. Tous les coups durs peuvent faire pencher la balance : grêle, gel, accidents... Notre aventure pourrait s'arrêter tout simplement, car elle dépend de choses qui nous dépassent. Il faut évidemment l'accepter et en tirer les enseignements. Mais je peux vous assurer que ce jour là, je n'ai réussi qu'à pleurer d'épuisement. 

Le soir, nous étions invités à manger chez des amis vignerons. Nous étions un peu secoués, rattrapés par la réalité de notre métier. Ils ont immédiatement proposé de nous aider, de venir conduire le tracteur pour nous, malgré leurs semaines déjà bien remplies. Puis nos amis maraîchers ont fait de même. Nous avons reçu des message de soutien de nos voisins et nos familles : "si vous avez besoin, nous sommes là". Nous avons découvert le service de remplacement, qui propose des salariés en cas de blessure du "chef d'exploitation". Un monsieur absolument adorable et très professionnel est venu traiter à la place de Nicolas. Tout d'un coup, nous nous sommes sentis beaucoup moins seuls, très entourés et très soutenus.

Nous avons finalement embauché pour finir le relevage, Nicolas s'est démené pour trouver des solutions et la phase la plus dure s'est retrouvée derrière nous. Nous avons continué à travailler comme avant, tirant chaque jour un peu sur la corde, car il le faut.
Hier, j'ai reçu cet appel, me rappelant à nouveau à la réalité, "Maya, j'ai une mauvaise nouvelle, le fils de C. est mort, accident de tracteur". Nous sommes vulnérables et fragiles. Il faut le garder en tête. Trouver ce délicat équilibre qui permet d'avancer, de ne pas se laisser paralyser par la peur tout en gardant en tête qu'il faut se ménager, faire attention à nous. Nous faisons un beau métier mais il est aussi dangereux.
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J'y pense souvent, maintenant. Quand Nicolas part en tracteur, dans nos vignes aux pentes fortes, aux dévers marqués et aux tournières trop étroites, quand il fait tellement chaud que nous commençons à nous sentir mal, quand je sens que nous sommes en train de trop en faire. Nous nous mettons sans cesse à nu pour accomplir notre rêve, pour nourrir notre passion, pour faire du vin. J'y pense. Nous continuons à travailler avec entrain et optimisme, mais j'y pense.
Et j'espère que vous y pensez aussi, à chaque fois que vous ouvrez une bouteille, avec vos amis, votre famille, votre moitié. J'espère que vous voyez dans votre verre, dans ces moments de plaisir et de partage, qu'il y a un vigneron qui vous offre tout ce qu'il a, qu'il y a des vies, qu'il y a des drames et qu'il y a des joies.

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- Maya -
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