Apparemment les levures sélectionnées ont la cote cette année en Roussillon, et tous ces blogueurs défendent ici le choix des LSA (levures sèches actives) par rapport aux levures indigènes. Jusqu’ici, tout va bien et je n’y vois rien à redire, chacun ses goûts et chacun ses choix. Là où je ça me gène un peu plus, c’est qu’ils expliquent que les défenseurs des levures indigènes n’ont pas un bagage scientifique suffisant pour que leurs arguments aient du poids. Il faut apparemment être ingénieur agronome et œnologue pour voir son avis considéré. Cela tombe bien, c’est mon cas. Je n'aime pas mettre mes diplômes en avant pour assoir ma crédibilité, mais exceptionnellement je me le permets pour apporter dans ce débat un avis divergent.
Je ne prétends pas défendre une pratique par rapport à une autre (même si j’ai bien un avis sur la question, vous le verrez peu à peu) mais je voudrais fournir quelques précisions scientifiques.
Les levures servent à transformer le sucre du raisin en alcool. Cela, tout le monde l’a bien compris. Mais ce serait extrêmement réducteur de limiter leur rôle à cette simple action ; il est en réalité bien plus complexe. Les levures ont un rôle gustatif crucial, en parallèle de leur métabolisme de base (sucre --> alcool), elles produisent une quantité conséquente de sous-produits qui vont donner du gras, des arômes et de la complexité au vin fini. Elles peuvent aussi être responsables de défauts. Le choix des levures n’est donc absolument pas anodin, pas même celui d’une levure dite « neutre ». Si nous ramenons cela à un exemple simple comme la cuisine, tout le monde est capable de faire un poulet rôti, mais le cuisinier, en plus de cuire, peut ajouter des variables insoupçonnables de complexité (marinade, étouffée, farce, glaçage, température, etc.). Je peux vous assurer que dans ce cas, je ne choisirai pas celui qui a été cuit de façon « neutre ».
Faire le choix d’une levure sèche active, donc, c’est faire le choix d’une seule levure contre toute la multiplicité qui existe sur la baie de raisin et qui existera ensuite pendant toute la fermentation. Une seule levure, c’est à dire une seule souche d’une seule espèce, alors que dans un levain indigène coexistent de nombreuses familles de levures : apiculées, saccharomyces, non saccharomyces voire levures d’oxydation. Tout ce pool est actif pendant les premiers jours de fermentation. Au-delà de quelques degrés d’alcool, le milieu devient hostile : seules les différentes souches de saccharomyces se maintiennent en nombre. En levurant, cependant, il faut ajouter des sulfites dans le moût, afin de faire place nette à la levure sèche, constituée d’un seul clone, résistant au SO2 et sélectionné pour des caractéristiques précises.
Levain indigène. L'oeil exercé peut y apercevoir des Saccharomyces, des Brettanomyces et des apiculées (Image IFV) |
J’ai travaillé pendant deux ans dans un laboratoire d’œnologie qui accompagne les vignerons dans leurs démarches de baisse d’intrants. La plupart venaient nous solliciter pour les aider dans la mise en place de levains indigènes. J’ai donc pu déguster, analyser, observer au microscope, étudier des essais comparatifs et mettre en bouteille de multiples vins fermentés avec des levures indigènes. L’avis que je vous livre, sans être une étude scientifique ou un argument d’autorité, est issu du suivi de plusieurs centaines de vins.
Ce que j’ai pu observer, c’est que lorsqu’ils sont réussis, ces vins sont plus complexes que leurs homologues en levures sélectionnées. Ils sont aussi plus riches, dans le sens où ils offrent plusieurs niveaux de lecture et plus de profondeur dans leur expression. Les levains sélectionnés sont, eux, plus précis, plus tranchants, mais plus simples. Ce serait, en musique, comme comparer une chanson a cappella, ou bien portée par une orchestration et des arrangements. J’attribue cette complexité à cette succession d’espèces, à cette cohabitation de souches, où chacune fermente avec ses instruments métaboliques et apporte son timbre particulier. On peut aimer cela ou pas, le rechercher ou pas, chacun fait ses choix.
Faire un levain indigène, soit dit en passant, ce n’est pas « ne rien faire ». Chacun a ses méthodes, mais cela demande souvent beaucoup de rigueur, d’hygiène, de suivi, de la réactivité, et une certaine part de risque. Parfois, ça rate : la fermentation peut s’arrêter, peut partir en piqûre, développer des faux-goûts, et parfois on utilise des levures sèches pour rattraper le coup. Ce n’est largement pas la majorité des cas. Cela arrive aussi avec des levures sélectionnées.
Levures indigènes, levures sélectionnées, cela reste surtout une question de goût. Celui du vigneron et celui de ses clients. Personnellement, et en tant que buveuse, j’aime les vins issus d’indigènes, et je m’ennuie souvent avec les vins fermentés avec des levures sélectionnées. A l’inverse, j’aime écouter les mélodies simples et claires de Jack Johnson, tandis que Nicolas s’émeut avec les superpositions dissonantes mais harmonieuses et complexes de My Bloody Valentine. Qui a raison et qui a tort, quand il s’agit de l’expression d’un goût ?