Quand nous avons vu les bourgeons de vigne gonfler avec un mois d’avance, les voisins nous ont rassuré : « ne vous inquiétez pas, ça peut rester comme cela plusieurs semaines ». Nous n’avions pas fini d’attacher et il nous restait une petite parcelle, gélive, à tailler. Il faisait vraiment chaud, début avril, et après un hiver sec, il avait enfin fini par pleuvoir. La nature est devenue incontrôlable : les lilas ont fleuri, le muguet tapissait les sols des forêts, les cerises précoces ont commencé à rougir. La vigne a poussé vite, nous avons couru après le temps et les anciens nous ont mis en garde : n’ébourgeonnez pas trop vite, attendez fin avril. Les gens ont commencé à nous parler de saints de glace et de lune rousse. Malheureusement, ils avaient raison.
Partout en France, les feux ont flambé dans les vignes, paille, chaufferettes, hélicoptère, chaque vigneron faisait ce qu’il pouvait. Parfois rien, car tout cela coûte cher, tout cela demande des moyens.
Mais Cahors s’est réveillé gelé, le 20 avril, tout comme le Languedoc, la Loire et tous les vignobles français. Pas nous, à part notre petite parcelle gélive. Les hauteurs et le vent, ça a parfois du bon. Nous avons soufflé. Puis nous avons eu des nouvelles des copains. Et c’était triste à pleurer.
La gelée du 27 avril a été encore pire que celle du 20. Même sur les plateaux, beaucoup ont gelé. Mais nous avons encore eu de la chance. Nous sommes restés seuls, sur notre ilot perché, venté, au milieu de la fumée des bottes de paille, sains, saufs et quand même malheureux.
Notre métier est beau, notre métier est fort. Mais nous sommes faibles face aux éléments. Nous pouvons tout perdre en cinq minutes. Ou tout garder, tout en voyant les vignerons à cinq cent mètres prévoir une petite récolte pour la deuxième année consécutive. C’est le prix à payer pour travailler avec le vivant. Nos vignes sont là, vigoureuses et belles, apaisantes. Nous continuons le travail de l’année, nous sentant un peu coupables et soulagés d’en avoir encore. Nous pensons aux copains qui vont devoir sauver les meubles, chercher des branches vaillantes pour tailler l’hiver prochain, vendanger un peu, ce qui reste.
Nous réfléchissons à tout cela en regardant le ciel s’assombrir lentement. Ce soir, l’orage est passé, la grêle annoncée n'est pas tombée. Sauvés, encore une fois. Le temps peut parfois paraître long, jusqu’à la récolte.