Nous faisons un métier joyeux, un métier qui me comble, complet, intense. Nous suivons les rythmes imposés par la nature, dehors dès que nous le pouvons, dedans quand il le faut. En pleine installation, du travail par dessus la tête, emportés par nos envies, nous poussons parfois nos limites. Nous oublions que nous sommes entièrement vignerons. Notre plus précieux et plus fragile outil de travail, c'est nous et notre corps.
Nous étions en plein relevage et je me suis retrouvée toute seule pour les cinq hectares qui nous restaient. Le relevage, c'est la période que je redoute le plus tous les ans. A priori, c'est simple : nous avons deux fils de fer mobiles, que nous pouvons abaisser et relever. L'hiver nous les descendons, pour que la végétation puisse croître au printemps. Au moment de la floraison, lorsque la vigne a beaucoup poussé, les branches retombent dans les rangs, gênent le passage et cassent sous le poids de la pluie ou du vent. Nous utilisons donc les fils releveurs, que nous montons de chaque côté du rang et accrochons ensemble, pour "tenir" la masse.
Généralement, il faut se presser, car du relevage dépend le passage du tracteur dans les rangs, à une période où la vigne est particulièrement sensible au mildiou et où l'herbe pousse à vue d’œil. Nous relevons toujours en deux fois, une première assez bas, puis la deuxième le plus haut possible, pour que les branches se dressent droit vers le ciel et que nous n'ayons (quasiment) pas à rogner.
Nous marchons beaucoup, entre 10 et 15 km par jour. Mais surtout, surtout, c'est la période des horaires d'été. Il fait une chaleur écrasante sur le Causse, les cigales chantent dès 9h30 du matin et il est insensé de penser pouvoir travailler après midi. Nous nous levons donc entre 4h30 et 5h pour travailler à la fraîche, tout en nous promettant, jour après jour, de rattraper le sommeil par une bonne sieste. Évidemment, nous n'y arrivons jamais : il y a toujours un rendez-vous l'après-midi, du bureau, des mails urgents, une expédition, des choses que nous n'arrivons jamais à faire car nous ne sommes jamais à la maison. Nous nous couchons tard, car il est difficile en été de se coucher tôt : il fait jour! Et la fatigue s'accumule.
Quand Nicolas s'est blessé, il nous restait environ une semaine de travail. Exténuée, je tenais au mental, me disant tous les jours : "plus qu'une semaine et tu pourras te reposer". Et puis, soudain, le travail de deux personnes a brusquement basculé entièrement sur mes épaules. Le temps pressait et je savais que je n'y arriverais pas seule. D'autant plus que Nicolas est le seul à conduire le tracteur sur le domaine. Nous étions déjà en retard sur le programme, comme le veut toute saison viticole, je me voyais très seule et Nicolas se sentait terriblement inutile. Notre vulnérabilité nous a brusquement sauté aux yeux.
Le soir, nous étions invités à manger chez des amis vignerons. Nous étions un peu secoués, rattrapés par la réalité de notre métier. Ils ont immédiatement proposé de nous aider, de venir conduire le tracteur pour nous, malgré leurs semaines déjà bien remplies. Puis nos amis maraîchers ont fait de même. Nous avons reçu des message de soutien de nos voisins et nos familles : "si vous avez besoin, nous sommes là". Nous avons découvert le service de remplacement, qui propose des salariés en cas de blessure du "chef d'exploitation". Un monsieur absolument adorable et très professionnel est venu traiter à la place de Nicolas. Tout d'un coup, nous nous sommes sentis beaucoup moins seuls, très entourés et très soutenus.
Nous avons finalement embauché pour finir le relevage, Nicolas s'est démené pour trouver des solutions et la phase la plus dure s'est retrouvée derrière nous. Nous avons continué à travailler comme avant, tirant chaque jour un peu sur la corde, car il le faut.
Hier, j'ai reçu cet appel, me rappelant à nouveau à la réalité, "Maya, j'ai une mauvaise nouvelle, le fils de C. est mort, accident de tracteur". Nous sommes vulnérables et fragiles. Il faut le garder en tête. Trouver ce délicat équilibre qui permet d'avancer, de ne pas se laisser paralyser par la peur tout en gardant en tête qu'il faut se ménager, faire attention à nous. Nous faisons un beau métier mais il est aussi dangereux.
Et j'espère que vous y pensez aussi, à chaque fois que vous ouvrez une bouteille, avec vos amis, votre famille, votre moitié. J'espère que vous voyez dans votre verre, dans ces moments de plaisir et de partage, qu'il y a un vigneron qui vous offre tout ce qu'il a, qu'il y a des vies, qu'il y a des drames et qu'il y a des joies.