Comme tous les ans, encore, on sent arriver la fin des vendanges par une multitude de petits signes. La voiture d’abord, se remplit d’affaires diverses, c’est un peu comme une deuxième maison. On y trouve à boire, à manger et souvent de quoi se changer. Les habits sont de plus en plus tâchés, malgré la lessive quotidienne. Les repas deviennent frustes, rapides et copieux.
Les mains changent, elles sont noires et calleuses, abîmées, musclées comme jamais. Le dos commence à lâcher, puis c’est le corps entier qui craque, il s’effondre peu à peu, comme un château de cartes. On sait que l’on a trop tiré mais que l’on doit tirer encore et que l’on doit serrer les dents, très fort parfois, parce que ce n’est pas encore fini. Le corps se transforme aussi, et c’est beau, on maigrit, les muscles se dessinent sous la peau, c’est ferme et tendu. Les cernes se creusent sous les yeux fatigués, le réveil est de plus en plus difficile. Parfois, la maladie s'invite, une angine souvent pour moi, mais pas question de s’arrêter, il faut tenir.
C’est aussi une période où les liens se resserrent. On vit intensément ces moments avec d’autres et on a souvent envie de prolonger treize heures de travail en commun par des apéros, des sorties, des repas. Le réveil du lendemain n’en sera que plus dur, mais je n’ose pas imaginer des vendanges sans ces instants d’échange et de partage. Dans ces moments je ressens le besoin de me faire belle, peut-être un peu plus que d’habitude, de m’extirper de mes vêtements tachés de rouge, trop larges et poisseux, pour enfiler mes robes les plus féminines, mes bijoux brillants et mes escarpins. Mes mains font tâche mais qu’importe, je ne mettrai pas de bague aujourd’hui.
Mais le plus difficile, le plus éprouvant de tous ces changements, c’est le blues des vendanges. Il arrive de façon insidieuse, à tâtons, et soudain il est là, bien réel. On a l’impression que les bennes de raisin ne vont jamais finir d’arriver, que le nettoyage ne sera jamais assez bien fait, que les vendanges ne vont jamais s’achever, ni la fatigue, ni la douleur. On se dit souvent « ce sont les vendanges les plus dures que je n’ai jamais faites » en ignorant la petite voix qui ricane en arrière plan, car cette phrase on la prononce presque tous les ans.
Après plusieurs années aux vendanges simples ou doubles, j’ai fini par m’y habituer. Je vois les signes précurseurs et tiens bon quand il est là. Cela ne le rend pas plus agréable à supporter mais je résiste, car je sais qu’il est surtout annonciateur d’un moment superbe, d’un moment de bonheur brut : la dernière benne de raisin.
La dernière benne de raisin, c’est la fête. Le plus gros du travail est fini, la récolte est à l’abri. On va pouvoir sortir la tête hors de l’eau et s’occuper à temps plein de la vinification. Il est aussi temps, pour beaucoup de vignerons que je connais, de partir sur les salons, mais cela je ne peux pas encore en parler. Pour moi, la fin des vendanges c’est avant tout la possibilité de goûter enfin sereinement toute la cave et de prendre un peu de recul sur le travail accompli. C’est le moment d’être fiers et heureux. Et peut-être même de rêver à ce que l’on fera l’année prochaine.