Pourtant, lorsque j'ai appris que la piquette n'était pas un mauvais vin, mais bien une boisson distincte, j'ai été stupéfait. Et fasciné.
C'était la boisson des vendangeurs et des paysans, des manœuvres, des travailleurs de force. Celles des vignerons d'autrefois, pour qui le vin était une culture de rente, que l'on vendait pour faire tourner la ferme et gagner un peu d'argent ; la boisson du vigneron, c'était bien la piquette.
Au début du XIXème, la piquette a pris un essor incontrôlé, notamment en Languedoc. En ajoutant de fortes quantités de sucre de betterave, arrivé du Nord de la France par chemin de fer, certains vignerons et négociants arrivaient à fabriquer un succédané de vin, parfois même sans utiliser de raisin du tout. Mais ces techniques amenèrent vite le vignoble vers la surproduction et vers la crise. C'est une des causes des révoltes vigneronnes de 1907.
Le gouvernement trancha : la piquette fut interdite en cette même année.
Pour le mieux, sans aucun doute. Mais la boisson disparut peu à peu. Dans les années 50-60, on pouvait encore en boire un peu, en famille, pour les foins, les moissons ou les vendanges. Mais depuis, fini. Comme l'écrit Guy Debord :
"On n'avait jamais imaginé que l'on pouvait voir des boissons disparaître du monde avant le buveur" (1)
C'est ce qui s'est passé avec la piquette.
C'est pour cela qu'avec nos premiers raisins, en 2016, Maya et moi avons immédiatement décidé, au décuvage de notre cuve de Malbec, de brasser une petite cuve de piquette. Pas grand chose : une quarantaine de bouteilles, pour la découverte. Pour nous et nos meilleurs copains.
C'était délicieux. Rustique bien sûr, mais rafraichissant, léger, parfumé. Un vrai bonheur.
On a tout bu.
Quand nous avons su que la loi de 1907 avait été abrogée, que la fabrication n'était plus interdite, nous nous sommes lancés. Les douanes ont été un peu surprises, mais elles nous ont laissé faire. Et nous voilà fabricants de piquette, comme une poignée de vignerons français.
Notre Malbec, acide et coloré, est un raisin parfait pour la piquette. Nous n'ajoutons pas de sucre, juste un peu de jus de raisin blanc de nos vignes. Et nous embouteillons sans sulfite, avec le gaz de la fermentation, parce que ça lui va bien.
A présent, nous embouteillons environ 300 flacons par an. C'est une micro-cuvée, expérimentale, destinée à un cercle d'amis, de clients amateurs et aussi de clients ruraux, souvent des personnes âgées des villages alentours, curieux de retrouver ce goût de leur jeunesse. Nous expédions quelques cartons au Japon à notre importatrice, mais pour le reste c'est une cuvée confidentielle, qu'on se recommande sous le manteau.
L'article de Zazie Tavitian, dans l'Obs du 14 janvier, nous a remplis de joie. C'est une boisson qui mérite d'être redécouverte. Aux États-Unis, la mode revient : rafraîchissante et peu alcoolisée, la piquette sort des oubliettes et redevient moderne. Mais notre mini stock de piquette 2020 a été rapidement épuisé. Nous en ferons surement un peu plus l'an prochain, dans la mesure de notre petit domaine. Et cette histoire de piqûre ? Cette boisson s'appelle piquette car elle se "pique". Étant peu alcoolisée et peu acide, elle tourne facilement vinaigre au contact de l'air (c'est alors la piqûre acétique). |
En bouteille, bouché avec une capsule, aucun risque. Vous pourrez attendre tranquillement les premiers jours de chaleur pour déboucher les vôtres.
« La majorité des vins, presque tous les alcools, et la totalité des bières dont j'ai évoqué ici le souvenir, ont aujourd'hui entièrement perdu leurs goûts, d'abord sur le marché mondial, puis localement ; avec les progrès de l'industrie, comme aussi le mouvement de disparition ou de rééducation économique des classes sociales qui étaient restées longtemps indépendantes de la grande production industrielle ; et donc aussi par le jeu des divers règlements étatiques qui désormais prohibent presque tout ce qui n'est pas fabriqué industriellement. Les bouteilles, pour continuer à se vendre, ont gardé fidèlement leurs étiquettes, et cette exactitude fournit l'assurance que l'on peut les photographier comme elles étaient ; non les boire.
Ni moi ni les gens qui ont bu avec moi, nous ne nous sommes à aucun moment sentis gênés de nos excès. «.Au banquet de la vie.», au moins là bons convives, nous nous étions assis sans avoir pensé un seul instant que tout ce que nous buvions avec une telle prodigalité ne serait pas ultérieurement remplacé pour ceux qui viendraient après nous. De mémoire d'ivrogne, on n'avait jamais imaginé que l'on pouvait voir des boissons disparaître du monde avant le buveur. »